Le mobile – squelette
et le corps alien
Dominique Buttaud – Alain
Josserand
Le corps
est fait pour bouger. Certes ! Mais il semble produire en
même temps une entrave au développement de son propre
mouvement, comme en témoignent l’apparition de raideurs,
rétractions, douleurs, blessures, chez tout un chacun,
chez les sportifs les mieux entraînés et les danseurs
les mieux formés. A tel point que peut naître une
addiction au travail physique, dont le but serait de guérir
ces inconvénients, et l’avatar de les aggraver.
Il existe
pour moi un bougé naturel du corps et un bloqué
culturel à tendance douloureuse et addictive. Du côté
du bloqué culturel, des forces agies contre le bougé,
que je qualifierai de “ diablotin ”. Du
côté du bougé naturel et avant même
l’action locomotrice dans l’espace environnant, une
“ mobilité interne ” du corps que
je dévoile et postule comme “ source ”
de tout mouvement harmonieux, c’est-à-dire ne générant
ni rigidité, ni tension, ni douleur, ni addiction.
C’est
Geneviève Mallarmé qui m’a ouvert l’accès
à un “ interne du corps ” à
partir duquel j’ai pu développer ma propre recherche.
Alain Josserand, compagnon de route, m’a imposé deux
exigences. La première est celle de la verbalisation anticipatrice,
dans les termes les plus précis possibles, de toute proposition
d’action. Le mot remplace donc le montré, et la représentation
du projet remplace l’imitation. La nécessité
de se “ représenter ” un intérieur
du corps naturellement invisible m’a contrainte à
inventer la représentation du squelette (au sens de l’invention
d’un trésor).Vue dans sa globalité, la représentation
du squelette est celle d’un mobile autoporteur, auto ajustable
et auto équilibré. Ces trois fonctions “ auto ”
sont caractéristiques du “ mobile – squelette ”.
Elles sont directement liées à ma lecture du squelette,
donc à la représentation du mobile – squelette
dans sa globalité, que l’auditeur institue dans son
appareil de pensée. Entre mon “ dit ”
du squelette et son “ entendu ” par l’élève,
à l’origine de la représentation, les “ fonctions
auto ” génèrent “ la mobilité
interne ” de la représentation, dont la réalisation
dans le corps transite par le “ défaire ”
et les réajustements qui en résultent. Je commence
en effet chacune de mes séances par un temps collectif
face au squelette, dont je fais une lecture orientée par
la préoccupation du jour. Le vu (perception) du squelette
par l’élève est immédiatement lié
à un entendu (langage) qui en assure la représentation :
il ne peut pas y avoir de représentation sans le porté
de la perception par les mots du langage ; porté,
transporté, interprété et stocké (i.e
mémorisé). Cette lecture, je la reprends individuellement
avec chaque élève en situation de travail. Celui-ci
ne dispose plus alors de la vision du squelette (hors champ de
sa perception) mais uniquement de sa représentation mentale.
Ces mots de ma lecture, je les associe à des touchers de
certaines zones spécifiques de tensions, touchers qui accroissent
l’efficience de la représentation.
Cette activité,
qui relance, nourrit et entretient la pensée du corps rassure
car elle révèle une cohérence interne, cognitive,
et affranchit de simples systèmes de croyance ou de dépendance
“ à un autre ” en voie d’idéalisation,
symptôme de non travail mental. Il en résulte un
éprouvé de soulagement et d’augmentation de
la confiance en soi.
La deuxième exigence d’Alain Josserand fut, plutôt
que de les rejeter, de prendre en compte les pensées que
je qualifiais de “ folles ” qui me venaient
lorsque je faisais travailler certains élèves. Leur
mise en mots institua le “ diablotin ”.
C’est en sommes un renversement épistémologique
que j’opère en considérant que le mouvement
naît de la représentation du mobile squelette, étai
de la mobilité interne à travers ses réajustements,
et non de l’action musculaire directe. La représentation
du mobile – squelette joue donc le rôle de “ commande ”
de la mobilité.
S’affrontent alors, en un inconscient des représentations
du corps, les logiques du mobile- squelette et celles du diablotin.
Soit, côté squelette, les processus “ auto ”
qui découlent de la représentation; et côté
“ diablotin ”, des actions musculaires via
les représentations d’un corps “ alien ”,
obéissant à des logiques étrangères
à celles du corps. Les pensées folles, constitutives
du diablotin, ont pu émerger dans ma pensée dès
l’instant où j’ai pu disposer d’un référentiel
permettant de représenter l’invisible de l’interne
du corps. Référentiel constitué par les repères
donnés et ordonnés que constitue le mobile –
squelette. Le diablotin en sommes fournit à l’appareil
de la pensée des informations fausses, véhiculées
par certaines “ sensations ”.
Les logiques
du corps que je propose ne prennent sens qu’à partir
d’une deuxième invention, un second renversement
épistémologique que j’ai appelé “ la
logique du sol porteur ”. Je refuse d’utiliser
les notions d’appuis et de centre de gravité que
génèrent les lois de la pesanteur pour favoriser
l’observation de la résultante de ces forces liées
à la pesanteur. Le sol est porteur, il exerce une force
porteuse indissociable des fonctions d’auto ajustement et
d’auto équilibration. La défaillance de ces
fonctions auto, qui sont liées à l’activité
idéoverbale, sont cause de chutes, particulièrement
fréquentes chez le grand vieillard où la défaillance
des fonctions cognitives assure le triomphe de la gravité
sur la force du sol porteur qui n’est plus relayée
par le mobile – squelette. La bipédie est le fruit
de l’alliance entre la force du sol porteur et les fonctions
auto, supportées par l’activité idéoverbale
de la pensée.
Je considère que la bipédie, et le redressement
qui y conduit, est permise et gérée par un “ os
– clé ” : le sacrum. Le sacrum est
un “ centre de distribution ” : il
distribue deux fonctions essentielles du squelette : d’une
part, le porté de la tête, par l’intermédiaire
de la colonne vertébrale, et d’autre part la bipédie
par l’intermédiaire des os iliaques. Ces derniers
ont un rôle de mise en suspens du membre inférieur,
ainsi rendu disponible à la bipédie, qui n’attend
plus que la commande pour se réaliser.
En résumé, la représentation idéelle
du mobile –squelette, d’origine fondamentalement acoustico
– verbale, gère :
Le conflit avec le corps alien dont l’émergence physique
est le diablotin.
Le relais de la force du sol porteur grâce à sa fonction
autoporteuse.
La mobilité interne du corps grâce à ses fonctions
d’auto-ajustement et d’auto-équilibre.
La bipédie, via le sacrum distributeur.
A présent, je
vous propose un parcours de découverte et d’expérimentation
de mes conceptions, et tout d’abord ce petit jeu :
voulez-vous m’indiquer où est articulé le
membre supérieur, et sa ceinture scapulaire, au reste du
squelette ?… Je compte six réponses différentes…
pour une seule articulation. Le diablotin vous joue ses tours
de malice, en faussant votre représentation. Consultons
notre juge – arbitre, le squelette qui nous dit “ l’articulation
du membre supérieur et sa ceinture scapulaire au reste
du squelette est celle de la clavicule sur le sternum ”.
Vous comprenez la pertinence et l’importance de la lecture
du squelette, qui associe d’emblée un voir à
son expression verbale, un perçu aux mots pour le dire.
En fait, c’est plusieurs lectures du squelette que je suis
en mesure de proposer, en fonction du référentiel
retenu. Il va de soi que toutes ces lectures sont conciliables,
puisque référant à la représentation
globale du mobile – squelette.
Par exemple, la lecture en fonction de la force du sol porteur,
qui s’exerce du bas vers le haut, c’est-à-dire
du sol porteur [la semelle du pied] vers le porté de la
tête définit ce que j’appelle “ l’ordonnancement ”
du squelette. Il s’agit d’un invariant : quelle
que soit la forme prise par le corps, la structure de travail,
l’ordre de succession des os et de leurs articulations est
invariable, ainsi que le sens de lecture, du bas vers le haut.
Déjà, je vois vos corps changer de comportement :
ils se libèrent de cette curieuse idée “ d’enfoncement
dans le sol ” et se montrent disponibles au redressement
du corps et à la bipédie
Je vous propose d’introduire une variante de cette lecture
en fonction du sol porteur : la variable d’ajustement
est la position du corps sur le sol. Dans le cas précédent,
le corps était debout sur le sol. Je propose à ceux
qui travaillent de s’allonger sur le dos (la moitié
qui fait travailler suivra mes indications). Dans cette position
couchée, le sol, est porteur sur une surface plus grande,
ce qui nous délivre de notre peur de tomber souvent exacerbée
dans les moments du défaire musculaire, créant alors
une retenue au défaire. Le sens de la force du sol porteur
indique une lecture de l’arrière vers l’avant.
Ce sens de l’arrière vers l’avant est ce que
j’appelle “ l’orientation ”
du squelette. Voyons en la pertinence. Je demande à ceux
qui font travailler de soulever les pieds de leur partenaire d’une
quinzaine de centimètres : Pourquoi ? Si vous
regardez le squelette, vous constatez que le membre inférieur
est à une quinzaine de centimètres plus en avant
que le plus en arrière du sacrum ; ce qui signifie
que, sans l’articulation du fémur à l’os
iliaque, nous ne pourrions pas poser les membres inférieurs
au sol lorsque nous sommes couchés. Le membre inférieur,
très en avant, ne sera jamais un prolongement latéral
de la colonne vertébrale: il est déporté
vers l’avant par l’os iliaque. La représentation
du squelette est orientée de l’arrière vers
l’avant.
Je vous propose à présent de reprendre notre petit
jeu : voulez-vous m’indiquer sur votre corps où
se trouve la tête du fémur ? Surprise, surprise !
encore quelques tours de malice du diablotin, qui vous inspire
autant de réponses différentes sur la foi des fausses
informations fournies par le corps alien !. Je vais donc
toucher vos têtes de fémur. Je constate que votre
surprise ne fait que croître ! Et confirme l’absolue
nécessité de la représentation du mobile
– squelette, qui garantit une mobilité interne vivante
et sécurisante.
J’ajouterai à présent à cette lecture
en orientation une lecture en ordonnancement. Je touche le tibia
au niveau de l’articulation du pied (bas) puis du haut de
la diaphyse (haut). Grâce à ces deux repères,
vous pouvez voir dans votre représentation, l’ensemble
du tibia dans la jambe et plus particulièrement la diaphyse
que je viens de localiser et sa longueur. Comme vous le constatez
un relâchement musculaire survient aussitôt, et il
se crée une différence observable entre la jambe
concernée et l’autre. Différence entre la
jambe qui se défait des actions musculaires qui entravent
sa mobilité (constitutives du diablotin, agi par les représentations
du corps alien) et la jambe telle que le diablotin la met en forme.
Vous aviez l’impression de ne rien faire, et pourtant vous
constatez une différence entre les deux jambes.
Je dois tout de même vous dire que tout n’est pas
toujours aussi facile et d’apparence aisée. Ce travail
réclame en effet de l’élève une très
grande concentration et une importante activité mentale,
qui utilise ce que Alain Josserand a appelé une “ violence
appropriative et identificatoire ” dont la fonction
est de déconstruire puis reconstruire ce qu’il a
entendu. Une très grande bienveillance du Professeur, et
sa continuité dans l’accompagnement de ce processus
sont nécessaires à sa réussite.
Dès lors, la représentation du mobile – squelette,
suffisamment établie, permet le laisser faire et le défaire
qui s’en suit, et nourrit la mobilité interne du
corps. Elle rend obsolète les schémas de correction
et de placement. Autoporté, auto ajusté, auto équilibré,
la représentation du mobile – squelette détoxique,
désaliène la représentation du corps alien,
invalide le diablotin, libère la chair et régénère
le mouvement interne.
La médecine s’éloigne, la danse s’impose.
Copyright 2007, Dominique Buttaud – Alain
Josserand |